La souveraineté catalane, avant d’être un objet politique brûlant, est une idée défendue depuis un demi siècle par des poètes, des auteurs et des compositeurs de la gauche républicaine comme Lluis Llach, Raimon et Pi de la Serra. Leurs héritiers intellectuels sont Pau Alabajos, Obrint Pas, les rappeurs de At Versaris, les métalleux de Kop et les punks de Eina. Indépendantistes de la première heure, les artistes catalans se font damner le pion par l’agenda politique.
Tout commence avec la Nova Cançó dans les années 60, sous le couvercle étouffant de la dictature franquiste (1939-1975). Une formation d’auteurs-compositeurs catalans, Els Setze Jutges, incarnent sur scène et pour la première fois l’expression de la résistance au régime et à la censure. « Si tu le tires fort par ici/ et que je le tire fort pas là/ c’est sur qu’il tombera, tombera, tombera ! » « L’estaca » (« Le Pieu ») de Lluis Llach devient en 1968 l’hymne du mouvement républicain. A l’époque, les musiciens d’Els Setze Jutges chantent en catalan, dont l’usage est interdit et alors que les pratiques culturelles sont placées sous haute surveillance. Au vu du contexte, c’est un engagement radical.
Quand les punk catalans de Eina, d’abord sous le nom d’Inadaptats, donnent leurs premiers concerts au début des années 90, les autorités, désormais démocrates, font toujours la police. « A ce moment-là on était quasiment les seuls à chanter pour l’indépendance. On organisait des évènements avec des groupes basques et les concerts étaient pleins à craquer. Les autorités répondaient par la provocation, ils vérifiaient systématiquement les permis ou faisaient bloc devant l’entrée des salles, allaient jusqu’à menacer les gens pour qu’ils ne rentrent pas. Les médias n’en parlaient jamais et la promo passait par le réseau alternatif. Tu savais qu’en allant dans ces concerts tu prenais position.» Le nationalisme régional est à l’époque assimilé à l’activisme violent, incarné à la même période par les débordements de la kale borroka au Pays Basque et la menace terroriste. En 2002, le chanteur du groupe de métal catalan KOP est interpellé et condamné à cinq ans de prison ferme, accusé d’avoir fourni des informations au « commando Barcelone » d’ETA. A l’époque, la connivence culturelle et militante avec les indépendantistes basques confère un climat d’illégalité à la scène radicale catalane. Alex, le chanteur de EINA, se rappelle qu’« avec l’excuse d’ETA, tout ce qui sentait basque concluait à une persécution systématique avec annulation des concerts au dernier moment. » L’engagement culturel en faveur de l’indépendance est assimilé à un engagement politique contestataire et répréhensible.
Cinquante ans après les premières performances des musiciens de la Nova Canço, quinze ans après les concerts controversés de la jeunesse radicale, le rapport de force a glissé en faveur du camp régionaliste. Le catalan est désormais la langue co-officielle du territoire, et son emploi par les artistes, au même titre que dix millions de locuteurs quotidiens, n’a plus rien d’un acte politique. Ironie de la décennie, l’inverse est désormais perçu comme une provocation: « Quand on nous pose la question de la langue on l’explique toujours comme un truc qui tombe sous le sens. » Les rappeurs barcelonais d’At Versaris font du hip-hop en catalan depuis le début des années 2000. « Ce qui nous étonne c’est tous ceux dont la langue maternelle et d’usage est le catalan et qui rappent dans une autre langue, c’est absurde. Aujourd’hui c’est plutôt à eux de s’expliquer. »
Désormais, l’indépendantisme est un sujet de comptoir autant qu’un enjeu politique crucial dans les Pays Catalans. Les motivations de la base sociale, dont les musiciens sont depuis toujours les canaux de transmission, sont en réalité plus complexes que les calculs politiques du gouvernement en place (CiU), qui organisera un référendum sur l’indépendance en 2014. Pour une majorité de nationalistes, la langue et la culture catalanes justifient l’officialisation de la nation, dans un Etat souverain. Mais dans le discours de la gauche populaire, comme dans les textes des artistes, la Catalogne est rarement érigée en finalité absolue. Ni dans le répertoire de Pau Alabajos, figure contemporaine de la Nova Canço, ni chez At Versaris, qui voit une distinction à faire : « Je suis indépendantiste mais je suis d’abord internationaliste. » Le rappeur LaPupilla rejette violemment le terme de « nationaliste » et compare sans ciller la campagne de la droite catalane à celle des fascistes grecques. « L’indépendantisme c’est une question profonde, une conception connectée à un principe de libération sociale, on ne parle pas d’un amour démesuré pour la terre. C’est la volonté d’une alternative, qui pour nous passe par une alternative au capitalisme. Les deux luttes sont indissociables. » La question qui divise, au sein du récent plébiscite sur l’auto-détermination, est celle du modèle de société. « Sortir dans la rue avec les drapeaux n’a rien de subversif aujourd’hui, pour la simple raison que beaucoup de gens se suffiraient d’un Etat basé sur le même système que l’Etat français ou espagnol, administré par la Troika, vide de contenu social, sans appel à la rupture. Ca fait trente ans que la gauche indépendantiste milite pour le droit à l’auto-détermination et tout d’un coup, la droite nationaliste se met à capitaliser sur l’idée alors que pendant des décennies elle n’a appelé que la répression contre les militants. Dans les Pays catalans il y a trois millions de pauvres, une situation sociale critique, et ériger le drapeau au dessus de tout le reste est une manière de détourner l’attention des politiques d’austérité qui sont en train de conduire le pays à sa perte. »
Le cheval de bataille de la scène indépendantiste n’est plus tant de défendre l’idée de l’Etat souverain que de présenter l’indépendance comme l’occasion de se recentrer sur les besoins de la société. La famille politique des artistes indépendantistes est celle de la CUP, Candidature d’Unité Populaire, une formation anti-capitaliste, qui vient d’entrer pour la première fois au Parlement régional. « Certains d’entre nous sommes carrément militants, et quasiment tout le monde est sympathisant ou collaborateur de la CUP, explique le chanteur de EINA. La CUP, c’est la représentation de tous les secteurs de la gauche et de l’indépendantisme catalan, qui émane du mouvement populaire, qui a un encrage dans les quartiers, les villages, dans le quotidien des gens, sur des thèmes qui les concernent, comme le féminisme et l’écologie. »
Les artistes sont autant investis en faveur de l’indépendance que pour le droit au logement. Dans ce cas, leur militantisme leur coûte régulièrement des garde-à-vues pour désordre public. Car le tabou en Catalogne n’est plus désormais autour de l’indépendantisme, dont la promotion est désormais orchestrée par les autorités. Les Mossos d’Esquadra, les policiers catalans, sont moins conciliants lorsqu’il s’agit d’encadrer les manifestations contre l’austérité. Plusieurs formations musicales ouvertement séparatistes comme Obrint Pas ou Cesk Freixas passent désormais à la radio et à la télévision catalanes. Signe que l’indépendantisme est aujourd’hui un sujet mainstream. Mais quand les groupes s’attaquent à la critique d’un système responsable, en Espagne, du taux de chômage le plus élevé du monde, la Catalogne, comme Madrid, émet quelques réserves sur la place à réserver à leur message. « On ne parle plus d’hommes habillés en noir qui découpent aux ciseaux des passages dangereux pour le régime. La censure d’aujourd’hui est moins explicite. » Le jeune auteur-compositeur catalan Pau Alabajos, qui a fêté ses dix ans de carrière, considère que la musique à textes est marginalisée.« Interdire la musique de rue, comme c’est le cas à Valence, ou placer l’argent public et l’attention sur des propositions culturelles en catalan, mais au discours politique inexistant, est une forme de censure. Aujourd’hui, ce qui manque à la nouvelle génération des auteurs-compositeurs, c’est la visibilité médiatique. Te montrer ouvertement indépendantiste en Catalogne est devenu un truc très normal. Mais quand on parle de justice sociale, tout à coup nos paroles ne sont pas bonnes à entendre pour tous les publics.»
Le chemin vers une indépendance éventuelle est encore long et, comme au Pays Basque ou en Ecosse, échappe à une lecture droite-gauche. La question du référendum relègue pour le moment le projet de société à la marge des débats pendant que les artistes catalans, choeurs de la contestation, continuent de donner de la voix.