Dans un coin de Californie gangréné par la crise et la pollution du géant pétrolier Chevron, Gayle McLaughlin, maire de Richmond, multiplie les assauts contre les saigneurs de la ville.
La nuit est tombée sur Richmond à l’heure où débute le conseil municipal. Dans une pièce confortable du City Hall, un homme s’avance au pupitre et, au micro, interpelle ses élus locaux: « Non seulement nous ne sommes plus l’une des villes les plus dangereuses du pays, mais on nous regarde aujourd’hui comme une communauté visionnaire. Et cette vision que nous mettons en pratique inspire au-delà de chez nous. Je voulais vous en remercier. » La session publique du conseil débute par une intervention de la maire, Gayle McLaughlin, petite femme ronde enfoncée dans un sweat en polaire, qui s’engage dans un plaidoyer pour le développement des fermes urbaines dans sa commune : « C’est une initiative formidable, saine et créatrice d’emplois. Et très positive pour l’image de Richmond. » Après un court débat, les élus votent la proposition à l’unanimité. « Ils sont en train de remettre la ville sur pied », chuchote César, un étudiant de dix-sept ans assis dans l’auditoire. Ancien bastion industriel pris entre tous les maux de l’Amérique pauvre, la ville de Richmond, 110 000 habitants, se soulève contre un système qui a contribué à précipiter sa chute. Laboratoire d’initiatives vertes et de politiques progressistes et radicales, la ville de l’icône populaire Rosie the Riveter* est pilotée par une poignée d’élus et d’associatifs en prise avec les géants de l’Amérique : l’industrie pétrolière et la Banque, que l’équipe a pris par surprise.
Située au terminus du métro qui rallie l’opulente San Fransisco en quarante minutes, Richmond, souffle une habitante, «c’est la petite frappe qui rentre dans un bar et cherche la bagarre à tous les types au comptoir. » Avec 18% de chômage, Richmond paie encore l’addition de la crise des subprimes au tarif de neuf cent saisies de domicile seulement sur l’année 2012. «Les gens ici ont été pris au piège, et les communautés latinos et afro-américaines ont été les premières ciblées », commente Gayle McLaughlin, qui reçoit dans un bureau ensoleillé, décoré comme une salle de classe. Sur la base d’une loi votée cet été en conseil municipal, la ville entreprend de racheter les crédits hypothécaires de six cent quarante familles insolvables, victimes de prêts prédateurs. Les maisons rachetées par la municipalité au prix actuel du marché seraient revendues à leurs propriétaires à un montant jusqu’à trois fois moins important que celui actuellement exigé par les banques. Les banques seraient de fait soustraites de l’équation et les familles délestées d’une partie de leur dette. « L’annonce a eu un impact national délirant », commente Melvin Willis du ACCE, l’organisme local créé pour encadrer et financer le programme. Le magazine d’investigation américain Mother Jones pariait en titre au mois de septembre que « la petite ville de Californie (…) pourrait devenir le pire cauchemar de Wall Street ». « Pour l’instant, on est en train de se blinder légalement pour pouvoir aller au bout de la procédure, poursuit Melvin Willis. On ne peut pas risquer de mettre la municipalité en danger financièrement.» Richmond, en première ligne d’un mouvement qui s’exporte timidement, pourrait laisser des plumes au jeu du bank bashing. Wells Fargo et la Deutsche Bank, porteurs de la majorité des prêts hypothécaires signés à Richmond, ont intenté un procès contre la ville pour ingérence et menacé de représailles, en agitant la menace d’un embargo économique sur la commune. «L’establishment se sent menacé dès lors qu’un élu utilise son pouvoir pour défier le status-quo, continue la maire. Les dirigeants de ce pays, que sont les grandes entreprises et les banques, veulent contenir le progrès social. J’ai en mon pouvoir de rendre à la société civile son autorité, et c’est ce que nous comptons faire. » Interviewée par le quotidien britannique The Guardian, McLaughlin a prévenu qu’elle irait jusqu’à saisir la Cour Suprême si les banques s’essayaient au bras de fer.
Membre du Green Party -dont Richmond est la plus belle victoire électorale aux Etats-Unis-, Gayle McLaughlin, 61 ans, est originaire de Chicago, issue de la scène anti-raciste et pacifiste des années 70. Dans les années 80, elle milite au sein du « Central American Peace and Solidarity Movement » (Mouvement de solidarité et pour la paix en Amérique Centrale), contre l’interventionnisme américain sur le continent. Postière, aide à domicile puis institutrice, elle atterrit dans ce ghetto malfamé de la côte ouest d’abord pour un homme, qu’elle épouse dans les années 90, et à travers lui la cause de la ville. Richmond, fleuron de l’industrie navale dans les années quarante et bassin d’emplois extraordinaire pour les travailleurs de la région, a entamé dans les années soixante une descente aux enfers précipitée par la fermeture des chantiers et la reprise du chômage. Par ailleurs, conséquence de la pollution de la raffinerie locale qui crapote dans la baie depuis un siècle, les taux locaux de cancers et de maladies respiratoires crèvent le plafond. Dans ce paysage à reconstruire, la justicière américaine a trouvé son Eden. En 2004, Gayle McLaughlin débute sa carrière politique en créant la Richmond Progressive Alliance, avec qui elle gagne les élections deux ans plus tard, femme blanche dans une ville à majorité latino et afro-américaine, puis à nouveau en 2010, pour un second mandat.
« Avant, ici, on avait des barbiers, des cinémas, des bijoutiers ». Andres Soto, molosse aux cheveux gominés et une moustache en trait de crayon, roule sur MacDonald, l’avenue principale de la ville, bordée de devantures condamnées. « On descendait le boulevard en lowrider le week-end, c’était la sortie habituelle. Avec l’arrivée du crack dans les années 70, les rues se sont remplies de junkies et tous les commerces sont partis. On est un exemple improbable pour les Etats-Unis, de crime, de pauvreté et de ségrégation. Mais l’Histoire n’est pas figée.» Né à Richmond, « dans le cœur de la bête », ancien ouvrier et travailleur social, diplômé en sciences politiques, Andres est coordinateur de l’association écologiste « Communautés pour un Meilleur Environnement » qui mène depuis dix ans une guerre d’usure contre Chevron, deuxième compagnie pétrolière américaine et gestionnaire de la raffinerie de Richmond, plantée à moins de cinq kilomètres du centre-ville. Un gros poisson dont l’association a pourtant réussi à contre-carrer les plans en 2009, devant les tribunaux, en empêchant le projet d’extension du complexe. «Pendant longtemps, les habitants étaient plutôt contents avec Chevron, qui employait du monde », continue Andres, qui précise qu’aujourd’hui moins de 7% des salariés de la raffinerie sont originaires de Richmond. « Puis avec la montée de la conscience environnementale, les gens ont commencé à se poser des questions.» En août 2012, un incendie survenu sur le site et retransmis en direct par les médias nationaux, a traumatisé la ville durablement. Mille sept cent habitants ont terminé aux urgences, quinze mille ont dû consulter à l’hôpital. Chevron a accepter de payer la facture : plus d’un million cinq cent mille dollars de réparations à la municipalité, ajoutés aux frais médicaux remboursés aux victimes des émanations toxiques. Mais la répétition des incidents (quatorze recensés par la ville depuis 1989), couplée à de nouvelles données sur le coût sanitaire et environnemental de l’exploitation, ont convaincu la mairie de poursuivre à nouveau la compagnie en août 2013 pour négligence et pratiques abusives. Une procédure colossale, mais Richmond n’en est plus à son coup d’essai. «Certaines personnes trouvent que c’est une croisade irrationnelle, s’explique McLaughlin. Avant que vous rentriez dans ce bureau, l’alarme de sécurité incendie de la raffinerie a sonné comme tous les mercredis à 11h. Ca nous rappelle à chaque fois qu’on vit sous la menace d’un nouvel accident. Voilà ce qui est foncièrement injuste.»
L’histoire de Richmond et de Chevron sont étroitement liées. L’industrie, dont l’implantation en 1902 a précipité le développement de la ville, continue de la maintenir à flots avec plus de vingt cinq millions de dollars d’impôts et taxes versés par an (environ 10% du budget annuel de la ville). Premier contribuable de Richmond, son ascendance historique sur la communauté est telle qu’à la fin des années 90, sous le mandat de la maire démocrate Corbin, c’est l’entreprise privée elle-même qui forme les employés municipaux à la gestion du budget de la ville. « Chevron a toujours essayé d’écrire notre histoire, résume Gayle McLaughlin quinze ans plus tard. Et on entend mettre un terme à cette domination. C’est à eux de rendre des comptes.»
La ville est engagée dans un processus de transition écologique. Sponsor de la création d’une entreprise de panneaux solaires, le conseil municipal, infatigable, a voté au mois de novembre un décret qui stigmatise les produits issus des cultures OGM. Sherman Dean, 25 ans, est salarié de l’ONG Urban Tilth, plateforme pour le développement d’une agriculture urbaine à Richmond :« Au-delà de la production et de la qualité de l’alimentation, c’est un travail qui permet de restaurer le respect dans la communauté», explique le jeune de près de deux mètres, un durag noir autour du crâne. « Ce programme, c’est une seconde chance et une nouvelle famille. Il n’y a pas de place pour la violence dans les jardins, et le temps que tu passes ici te maintient en dehors de beaucoup de problèmes. Je connais des types qui disaient en arrivant « je tuerais n’importe quel mec des quartiers sud si j’en croisais un ». A la fin du stage, tous ces gars là sont potes. » Faire pousser des choux pour canaliser la violence, et embaucher des membres de gangs repentis comme agents de proximité dans les quartiers sensibles, sur le modèle des Interrupters de Chicago, la méthode Richmond aurait contribué, selon les chiffres de la police, à réduire le crime de 60% ces dernières années. Statistiquement la ville la plus dangereuse de Californie en 2004, et huitième coupe-gorge à l’échelle nationale (avec un record de 60 homicides en 1991 pour moins de 100 000 habitants, sept fois supérieur à la moyenne des Etats-Unis), Richmond est désormais en pied de liste du top 100 des villes américaines à éviter après 23h. « On doit traiter tous nos problèmes par la racine, conclue Gayle McLaughlin. En fournissant des opportunités d’emploi et de récréation. C’est le seul moyen de construire un réel changement. » En 2011, la mairie faisait avorter un projet d’extension de la prison du Comté et redirigeais l’argent vers un programme de réinsertion d’anciens détenus. Encore, le conseil a voté à la rentrée un décret qui bannit désormais la mention du casier judiciaire dans les dossiers de recherche d’emploi. « Tout ce qu’à bâti la municipalité jusqu’à présent est aussi fragile qu’un château de cartes», pondère Najari Smith, un jeune résident actif dans la communauté. A chaque nouvelle échéance électorale, Chevron investit en campagne plus d’un million de dollars à la conquête du City Hall de Richmond. D’ici la fin de son mandat, en novembre prochain, Gayle McLaughlin aura jeté suffisamment d’huile sur le feu pour maintenir l’attention du pays et allumer de nouveaux brasiers sur le territoire.
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Bandana rouge dans les cheveux, bleu de travail et manche relevée sur un muscle encore chaud, la représentation sur fond jaune de Rosie et son message « We can do it ! » célèbre les six millions d’américaines employées par l’industrie militaire pendant la Seconde Guerre Mondiale. Notamment sur les chantiers navals de Richmond, où Rosie, modèle du poster culte, fut employée.

Article publié dans Causette en décembre 2013
Photo de couverture: Matthew Cassel