Palestiniens d’Israel : le choix du retour

En Israel, des descendants de Palestiniens déplacés en 1948 mettent en pratique le droit au retour dans le village de leur aînés.

Piquée au sommet d’une colline par-dessus la forêt dense de Haute Galilée, l’église immaculée d’Iqrit cristallise les aspirations d’une génération en proie au ressentiment. En 1951, quand l’armée israélienne rasa la petite commune chrétienne de cinq cent habitants, préalablement évacuée en 1948, l’église fut le seul édifice épargné. Autour de la bâtisse aujourd’hui, des tentes de randonnées sont déployées parmi les ruines. Une douzaine de jeunes occupent depuis bientôt deux ans le terrain du village : Elias, Walaa ou Nadal, sont les petits-enfants des expulsés d’Iqrit, autrement appelés des descendants de « déplacés internes ». Nés en Israel dans les années 80, élevés à quelques kilomètres d’ici, à Rama ou Fassouta, ils sont vendeurs, étudiants ou coiffeurs, intégrés à la société de l’Etat hébreu mais irréconciliables avec les conditions de sa création. Chrétiens arabes, ils revendiquent une identité nationale palestinienne et invoquent le « droit au retour », depuis et à l’intérieur même du territoire d’Israel.

Sur le pas de l’église, Elias, 27 ans, fait fumer un encensoir qu’il vient accrocher au mur de taule d’un petit intérieur de fortune, coquettement décoré. Un hamac tendu entre deux arbres fait office de chambre à coucher. « Peu importe ce qu’il advient, je ne partirai plus d’ici », dit le jeune homme aux longs cheveux noirs tirés en queue de cheval. Même si on doit risquer la prison pour cet endroit, on ne bougera pas. » A quelques battements d’ailes en direction du nord, les drapeaux israéliens de la base de Shomera flottent impérialement devant la frontière libanaise.

En octobre 1948, alors que la région s’embrase au lendemain de la proclamation de l’indépendance de l’Etat juif, Iqrit est saisie par les militaires de Tsahal. Les villageois, sommés de faire place nette contre la promesse de rentrer chez eux rapidement, déménagent provisoirement à Rama, ville voisine. L’armée ne permettra plus leur réinstallation, au nom du maintient « d’une ceinture de sécurité à la frontière nord, nettoyée des populations arabes »*. Les bêtes de l’agriculteur israélien gestionnaire de la parcelle sont parquées dans un enclos à ciel ouvert, en contrebas de la colline. Non loin de là, Walaa Sbeit, 27 ans, goûte les fruits des arbres et les plantes dont il fera usage en cuisine. Professeur de théâtre, Walaa est la conscience politique du groupe et l’un des initiateurs de l’occupation, décidée en juillet 2012 à la suite d’une manifestation tapageuse à Haifa pour le droit au retour. «Nos grand-parents étaient des fermiers, il y avait ici des presses à olives par exemple. Cette terre représentait ce dont ils avaient besoin, commente le jeune citadin en baggy, un chèche blanc enroulé autour des épaules et un t-shirt à l’effigie de Lumumba. Nous, nous sommes des types de la ville, habitués au confort moderne et d’une certaine façon « israélisés ». Ca fait sens pour nous que de tenter de vivre de la terre de nos ancêtres, et dans un deuxième temps, d’essayer de ne plus être dépendants des produits israéliens. »

Le petit cimetière est avec l’église l’unique reliquat d’Iqrit. En 1951, les expulsés de 1948 obtenait de la Cour Suprême israélienne le droit de réintégrer leurs maisons. Mais faisant fi de la décision de justice et pour prévenir définitivement la réinstallation de la population locale, l’Etat-major ordonna la destruction du village. Les maisons furent bombardées la veille de Noël. Seulement vingt ans plus tard, dans les années 70 et à force de mobilisations, le Comité des Résidents obtenait de l’Etat le droit d’enterrer à nouveau ses morts dans le cimetière. « Certains ont trouvé que c’était une victoire suffisante, qu’il fallait s’en tenir à ça, continue Walaa. Qu’est ce que ça signifie ? Que le seul moyen pour nous de retourner à Iqrit, c’est les pieds devant. Or nous voulons vivre ici et pas seulement y mourir. Ben Gourion* (*fondateur de l’Etat d’Israël) a dit : « les vieux meurent et les jeunes oublieront. » Ce que nous voulons dire en restant ici, c’est que nous n’avons pas oublié. »

Comme tous les tenants de la récente occupation, Walaa, né à Haifa, se rend à Iqrit depuis qu’il est petit, le week-end et tous les mois de juillet, à l’occasion d’un camp d’été organisé depuis vingt ans par les enfants des premiers villageois, une grand-messe nostalgique aux fonctions de catalyseur pour une jeunesse pas tout à fait réconciliée avec l’histoire. Aujourd’hui équipés d’une cuisine alimentée en gaz, en eau et en électricité, de sanitaires modernes et d’un mobilier extérieur, les nouveaux arrivants d’Iqrit projettent désormais leur avenir.

Le bruit d’une camionnette qui remonte le chemin cahoteux alerte Walaa et Elias, seuls de permanence ce matin de semaine. L’homme de main du gestionnaire de la parcelle est accompagné d’un agent de l’Inspection du territoire. Quelques semaines plus tôt, les deux officiels ont arraché avec renforts clôtures et plants d’arbres, posés aventureusement par les jeunes. « Vous vous rappelez de ce qui s’est passé la dernière fois, interpelle le premier homme en arabe. Ne nous poussez pas à recommencer.» L’inspecteur israélien pointe du doigt un tas de poubelles. « Qu’est ce que c’est que ça ? » Les deux jeunes accusent leurs interlocuteurs d’avoir détruit les bennes de tri. « Vous n’êtes pas censés faire des poubelles puisque vous n’avez rien à faire ici, coupe court l’inspecteur, en leur suggérant de rentrer chez eux. « Qu’est ce qu’on peut faire? s’irrite Walaa après leur départ. Ce matin on est deux, parfois il y a seulement une personne ici. On ne peut pas résister violemment. Il faut qu’on se préserve, si on veut tenir sur la durée. » Walaa et Elias retireront dans l’après-midi une partie des tentes. Quelques jours après, les autorités israéliennes dégageront les lits, sans toucher aux sanitaires. Il existe un statu-quo sur l’église et son pas de porte, négocié par la seconde génération. Dans ce périmètre seul, les jeunes sont intouchables.

Si certains parents ne comprennent pas l’acharnement de leurs enfants, nombreux sont ceux, oncles, tantes et sœurs, qui passent chaque jour prendre un café, diner ou parfois passer la nuit. Yaoub a participé a la première occupation du village dans les années soixante dix. A l’époque ils étaient plus nombreux, dormaient dans l’église, pendant trois ans. Avant que n’éclate la guerre du Liban. « La situation politique était instable et il devenait impossible pour nous de maintenir l’occupation, commente Yaoub. Je suis fier de voir nos jeunes à nouveau ici. Aujourd’hui est un moment plus adéquat. » L’homme d’une soixantaine d’années, chef d’un département hospitalier à la retraite, est désormais propriétaire d’un restaurant baptisé du nom d’un lopin d’Iqrit. « Un dicton en arabe dit: dans la vie, on ne parvient jamais à nos fins par la voie facile. Mais si je ne parviens pas à voir quelque chose sortir d’ici, j’aurai le sentiment d’avoir raté ma mission sur terre. »

A quelques kilomètres à peine, à Beram, une longue table à déjeuner est dressée sur le pas de l’église. Les gens sont une quarantaine. Certains ont fait le déplacement pour la messe du Père Makhoul, en ce samedi matin, jour de repos en Israel. Les autres habitent ici, depuis plus de huit mois, dans les décombres du village dynamité en 1953. Iqrit a donné l’exemple : à Beram, trois générations ont réinvesti les ruines au début de l’été, au risque de contredire l’autorité israélienne, qui signifiait sur-le-champ un avis d’expulsion. Les restes du village palestinien et ses forêts alentours constituent aujourd’hui la flore du « Parc national de Beram », site naturel officiel de l’Etat hébreu. La brochure destinée aux touristes et délivrée à l’entrée du site par un garde israélien indique que « Beram fut le foyer d’une colonie juive durant les périodes michnaïque et talmudique. » C’est l’un des nœuds du conflit local et régional : une confrontation des récits historiques que l’intérêt politique veut rendre contradictoires. « Et même s’il y avait une synagogue, qu’est ce que cela signifie ? » Le Père Makhoul est le nouveau curé de Beram, en charge de la célébration hebdomadaire. De Beram, foyer de mille cinq cent âmes en 1948, il ne reste, comme à Iqrit, que l’église. Le Père Makhoul a encouragé la réinstallation des déplacés. « Je ne peux pas appeler au retour en des termes politiques, ce n’est pas mon rôle. Mais en tant que curé, je peux appeler au retour des Paroissiens autour de leur église. Ce sont eux les pierres de cet endroit. » George Ghantous, 31 ans, ne considère pas la question du retour en termes religieux : « notre génération voit plus grand que celle de nos aînés. Nous voulons transmettre cette conscience de la possibilité du retour à toutes les victimes de la Nakba. Ce qu’on veut réussir ici, c’est être un exemple pour d’autres villages palestiniens. »

Environ quatre cent villages chrétiens et musulmans ont connu le même sort dans les années qui suivirent la fin du mandat britannique en Palestine. La table débarrassée, les villageois se regroupent en assemblée autour de Yamen Zaidan, avocat et défenseur des droits de l’homme, venu dispenser des conseils sur la réaction à adopter en cas de confrontation avec les autorités. L’homme insiste sur la nécessité d’une stratégie non-violente. « Et on leur dira que s’ils veulent nous mettre dehors, qu’ils le fassent, réagit un vieil homme après l’exposé de l’avocat, mais on leur dira aussi que nous ne renoncerons pas ». Le garde forestier à l’entrée du site a reçu l’ordre de laisser-passer les villageois, « sans leur faire payer le passage », persifle t-il, en exprimant cependant de l’empathie.

Quant aux touristes israéliens pris par surprise au milieu du campement de Beram, ils sont reçus par les villageois. Sur la colline d’Iqrit, la fréquence des visites de curiosité est quotidienne. Habitants de la région, attirés ici par le bouche-à-oreille, ils sont solidaires ou interloqués, comme ce père de famille juif israélien originaire de Shomera, venu visiter l’église dont il entend parler depuis qu’il est enfant : « je ne savais pas qu’il y avait des gens ici. Mais si mon gouvernement accepte qu’ils s’installent, alors je ne suis pas contre. C’est aussi une Terre Sainte pour les chrétiens.» Mais à l’évocation du qualificatif « palestinien » invoqué par les jeunes, l’homme ne souhaite plus s’exprimer.

Ce soir-là, un drone de l’armée israélienne effectuera trois cercles au-dessus d’Iqrit. Les revendications des deux villages ne sont pas nouvelles aux oreilles de l’Etat. En 1972, la prise d’otages tragique des athlètes israéliens aux Jeux Olympiques de Munich fut baptisée après les noms d’Iqrit et Beram. La même année, Golda Meir, alors Premier Ministre israélienne, déclarait qu’un pas en direction des villageois ferait courir le risque d’un précédent. La situation n’a guère évolué. Surveillés par les autorités, partiellement protégés par la justice, les partisans du retour marchent sur des œufs, jouissant d’une liberté loin d’être souveraine.

*Benny Morris, « La naissance du problème des réfugiés palestiniens »

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